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Seuls les Tleilaxu peuvent poser le pied dans Bandalong, la cité sainte du Bene Tleilax, car c’est un site consacré, purifié par leur Dieu.
Diplomatie de l’Imperium,
publication du Landsraad
Le bâtiment ixien balafré par le feu avait abrité autrefois l’atelier de fabrication des makungs… l’un des produits sacrilèges qui avaient été un défi aux saints commandements du Jihad Butlérien. Mais c’était désormais fini. Hidar Fen Ajidica couvait d’un regard satisfait les alignements de cuves et les employés : l’endroit avait été nettoyé à fond et reconverti à un usage pieux. Dieu nous approuvera.
Après la victoire, l’usine avait été débarrassée de sa machinerie néfaste et baptisée par des Maîtres du culte. Maintenant, elle ne serait plus utilisée que pour le saint bénéfice du Bene Tleilax. Même si le défunt Empereur Elrood avait été le chef et le commanditaire de ce projet, Ajidica ne le considérait pas comme relevant de l’Imperium. Les Tleilaxu ne travaillaient que dans leur seul intérêt et pour le bien de leur Dieu. Ils avaient leurs objectifs personnels que jamais les étrangers impurs ne pourraient comprendre.
Il ne cessait de répéter son axiome favori à son peuple : « La stratégie tleilaxu s’inscrit toujours dans une trame d’autres stratégies dont chacune peut être la stratégie essentielle. La magie de notre Dieu est notre salut. »
Chaque cuve axolotl contenait les ingrédients d’une expérience différente, chacune représentait une alternative pour résoudre le problème du Mélange artificiel. Aucun étranger n’avait jamais posé les yeux sur une cuve axolotl et aucun ne saurait en comprendre la fonction véritable. S’il voulait réussir à recréer le Mélange, Ajidica savait qu’il devait se servir de moyens inquiétants. Horrifiants pour certains, mais Dieu approuvera, se répétait-il tout au fond de son âme singulière. Un jour, ils réussiraient et l’épice deviendrait une production de masse.
Face au défi, le Maître Chercheur avait engagé des adeptes technologistes de Tleilax Un – des hommes rodés qui avaient des points de vue divergents sur les moyens d’atteindre le but final. Dans cette phase initiale, il devait envisager toutes les options, étudier tous les résultats, les moindres indices afin de trouver des marques à inscrire dans le code ADN des molécules organiques que les Tleilaxu appelaient le Langage de Dieu.
Tous les adeptes de la technologie étaient d’accord sur un point : l’épice artificielle devait être conçue comme une substance organique dans une cuve axolotl parce que les cuves étaient les sources sanctifiées de la vie et de l’énergie. Les Maîtres Chercheurs y avaient développé d’innombrables programmes et obtenu des résultats étonnants : des clones, des gholas, des lochons… mais ils avaient connu aussi nombre d’échecs malheureux.
Les cuves exotiques des Tleilaxu étaient leur secret le mieux gardé, le plus sacré. Shaddam, de même que tout son entourage et ses Sardaukar, en ignorait l’existence. Le secret et la sécurité absolus avaient été à la base de l’accord conclu avec l’Empereur Elrood. S’il avait accepté avec un amusement méprisant, c’était sans doute parce qu’il avait eu la certitude qu’il pourrait s’emparer de ces secrets à sa guise.
Tant de gens entretenaient cette ridicule certitude quand ils négociaient avec les Tleilaxu. Et Ajidica avait l’habitude d’être méprisé par les imbéciles.
Seul un Maître Tleilaxu ou un Chercheur de race noble pouvait avoir accès à ce savoir. Ajidica prit une longue bouffée d’air humide, putride et acide. Des odeurs naturelles. Je sens la présence de Dieu. Son esprit formulait les mots en Islamiyat, le langage d’arcane que l’on ne parlait jamais en dehors des kehls, les conseils secrets. Dieu est miséricordieux Lui seul peut me guider.
Un brilleur dériva devant lui en lui délivrant son message clignotant : trait, trait rouge, point… trait, point, passage au bleu… cinq traits rapides et retour au rouge. Ainsi donc, l’émissaire du Prince Shaddam était impatient de le voir. Hidar Fen Ajidica savait qu’il ne devait pas le faire attendre. Bien qu’il n’eût aucun titre nobiliaire, Fenring était l’ami intime du futur Empereur et il connaissait les manipulations du pouvoir mieux que la plupart des grands leaders du Landsraad. Ajidica avait même quelque respect pour le personnage.
Résigné, il franchit une zone d’identification qui eût été mortelle pour toute personne non autorisée. Le Prince Shaddam lui-même ne pourrait y passer sans y laisser la vie. Ajidica eut un sourire en songeant à la supériorité des siens. Les Ixiens avaient utilisé de la machinerie et des champs de force pour se protéger. C’est ce que les suboïdes aussi impitoyables que maladroits avaient découvert… Et les explosions aveugles avaient causé des dommages collatéraux. Les Tleilaxu, par contre, se servaient d’agents biologiques qu’ils libéraient grâce à des interactions ingénieuses, des toxines et des brumes neurotropes qui foudroyaient les infidèles powindah dès qu’ils se risquaient dans un territoire interdit.
En arrivant dans le secteur de sécurité, il découvrit un Hasimir Fenring souriant. Il remarqua que, selon l’angle de vision, Fenring ressemblait à une fouine ou à un lapin. Un lapin innocent en apparence mais, il le savait, mortellement redoutable. Le tueur impérial faisait au moins une tête de plus que le Maître Chercheur tleilaxu. Ils s’installèrent dans un ancien vestibule ixien relié à un réseau complexe de tubes élévateurs en cristoplass.
— Ah, très cher Fen Ajidica, ronronna Fenring. Vos recherches se passent bien, mmm ? Le Prince Héritier est impatient de recevoir un état de vos travaux car il se met à sa tâche impériale.
— Nous avançons bien. Monsieur. Notre futur Empereur a reçu mon cadeau, je présume ?
— Oui, oui, très joli, et il vous fait part de son plaisir. (Les lèvres de Fenring se plissèrent tandis qu’il pensait au présent du Tleilaxu : un hermafox argenté, autoreproductible, une babiole vivante bizarre qui ne servait à rien de précis.) Et comment avez-vous conçu une créature aussi intéressante ?
— Nous sommes des adeptes des forces de vie, Monsieur.
Les yeux, songea Ajidica tout en répondant. Regarde ses yeux. Ils révèlent de dangereuses émotions. Mauvaises pour l’instant.
— Ainsi, vous prenez plaisir à jouer à Dieu ? fit Fenring.
Maîtrisant son indignation, Ajidica répliqua :
— Il n’existe qu’un Dieu Très Haut. Je n’aurai pas la présomption de prendre sa place.
— Certes non. (Les yeux de Fenring se rétrécirent un peu plus encore.) Notre nouvel Empereur vous exprime sa gratitude, mais vous fait remarquer cependant qu’il y a un présent qu’il aurait préféré entre tous : un échantillon d’épice artificielle.
— Nous y travaillons activement, Monsieur, mais nous avions dit depuis le début à l’Empereur Elrood que cela prendrait bien des années, peut-être même des décennies, avant que nous développions un produit satisfaisant. Jusqu’à présent, nous nous sommes avant tout préoccupés de renforcer notre contrôle de Xuttuh et d’adapter les installations technologiques à nos recherches.
— Vous n’avez donc fait aucun progrès tangible ?
Fenring avait du mal à dissimuler son mépris.
— Il y a quelques signes prometteurs.
— Bien, en ce cas dites-moi quand Shaddam pourrait espérer recevoir son cadeau ? Il aimerait que ce soit avant son couronnement, dans six semaines.
— Je ne pense pas que ce sera possible. Monsieur. Vous nous avez apporté un échantillon de Mélange pour servir de catalyseur il y a moins d’un mois standard.
— Je vous en ai donné suffisamment pour acheter plusieurs planètes.
— Certes, certes, et nous avançons aussi rapidement que possible. Mais la croissance des cuves axolotl doit être modifiée sur plusieurs générations. Shaddam doit se montrer patient.
Fenring scruta le petit Tleilaxu, essayant de flairer la trahison.
— Patient ? Rappelez-vous, Ajidica, un Empereur n’a pas une patience illimitée.
Le Tleilaxu se dit qu’il n’aimait vraiment pas ce prédateur impérial. Même lorsqu’il discutait d’un sujet anodin, on sentait une menace dans les harmoniques de sa voix, dans ses grands yeux sombres.
Ne commets pas d’erreur. Tu as devant toi l’homme de main de l’Empereur – celui qui te tuera si tu échoues.
Le Maître Chercheur inspira profondément, mais masqua sa peur en un bâillement et prit un ton apaisant.
— Si Dieu souhaite notre succès, nous réussirons. Nous agissons selon son plan, pas le nôtre, ni celui du Prince Shaddam. Ainsi est fait l’univers.
Un éclair dangereux traversa le regard de Fenring.
— Vous réalisez l’importance de tout cela ? Non seulement l’avenir de la Maison de Corrino et l’économie de l’Empire en dépendent… mais également votre survie.
— Très certainement, fit Ajidica sans réagir à la menace ouverte. Les miens ont appris les vertus de l’attente. Une pomme cueillie trop tôt peut être verte et aigre, mais si l’on sait attendre simplement, le fruit est alors sucré et juteux. Quand il sera mis au point, le Mélange synthétique modifiera toute la structure du pouvoir de l’Imperium. Il n’est pas possible de créer une telle substance en l’espace d’une nuit.
— Nous avons été patients, mais cela ne peut continuer, proféra Fenring.
Ajidica eut un sourire conciliateur.
— Si vous le souhaitez, nous pouvons convenir de nous rencontrer régulièrement pour que je vous rapporte l’état de nos travaux et de nos progrès. Mais, cependant, ces intermèdes ne feront que ralentir nos expériences, nos analyses de substances, nos essais…
— Non, continuez ainsi, grommela Fenring.
J’ai conduit ce salaud là où je voulais, se dit Ajidica. Et il ne s’en doute pas. Mais il avait toujours la certitude que l’assassin l’éliminerait sans la moindre arrière-pensée. Même après avoir franchi les barrières de sondage, Fenring devait encore avoir sur lui une quantité d’armes dissimulées. Dans ses vêtements, sa peau, ses cheveux.
Mais lui, Hidar Fen Ajidica avait ses propres armes secrètes. Des plans pour parer aux plus extrêmes dangers venus de l’extérieur… pour assurer le contrôle permanent des Tleilaxu.
Nos laboratoires parviendront sans doute à produire un substitut de l’épice. Mais jamais un powindah ne saura par quel moyen.